Le Sédiment des heures

C’était l’hiver quand il allait consulter cette femme au patronyme russe, et son surnom avait fait un détour par l’Amérique (jeu de mots grossier et bilingue à propos d’un minou mal rasé). Katherina Revmirovna qu’il imaginait jeune et séductrice, n’attendant que de l’instruire pour s’offrir à lui ; la peau halée et de longs cheveux blonds puants la clope (obstruaient l’œil qu’elle avait perdu).Tu sais. depuis… que les montres ne tournent plus en rond on s’imagine que le temps est une ligne droite, qu’un soir n’en vaut pas un autre, on croit que l’histoire existe à un autre moment que celui où nous la racontons
Observez sa surprise avec le même sourire sardonique qu’elle! teinté d’une sérénité goguenarde, pétillant d’humilité.
Tu veux savoir l’histoire, je te la raconte.

Elle s’assoit, depuis longtemps ne le pouvait plus en lotus, donc en tailleur. et inspire un peu de la vapeur âcre qu’elle confectionnait avant qu’il n’arrive. Il voudrait qu’elle lui en propose, elle ne le fera pas, tant c’est à travers ces volutes à la liquidité évanescente qu’elle déchiffre et convoque les signes d’hier. Un prénom désuet pour un diminutif postmoderne, Kitty, déballe à travers la fumée :

Mai 2018, les cœurs rêveurs en parlent encore comme d’une révolution copernicienne, mais l’expérience renseigne : Helios se lève d’un côté de la terre pour faire un gros dodo de l’autre. Elle étouffe un ricanement en tirant une latte, l’odeur nous chatouille les parois nasales alors que nous sommes encore bienbienbien éloignés de ce moment.
n’était pas une si belle histoire
comme un Godard sans la voix off qui nous aurait offert la distance le recul pour nous rendre compte que nous racontions l’histoire Notre histoire par la fin, anticipant l’avènement de quelque chose, qui peut-être ne devait jamais arriver. On s’amusait beaucoup plus quand on se contentait d’en parler, enthousiasmés car nous étions plus que deux, entre nous construisions de superbes dynasties d’égalité, de magnifiques palais à ce peuple enfin délivré émancipé et fraternel. Alors parlions-nous au futur, puis au passé, le présent ne nous servait pas trop. Nous récitions des listes de gens à pendre une fois l’Élysée pris, notre révolte consommée.

À la fête du Travail 2018, représailles et tortionnaires en tenailles : nous en prenions plein la gueule. Deux semaines d’incendies épars : quelques morts dans l’indifférence de la médiocratie, quelques blessés dans l’indigence de la ploutocratie, quelque feu pour la terreur des médiacrates. Elle inspire et Le 15 aurait pu n’être qu’un énième affrontement
mais cette fois…
la fuite en avant vers « les mauvais jours finiront », bien sûr sous les tirs de LBD 40.
Elle lui semblait aborder la cinquantaine, pourtant ne pouvait en avoir moins de soixante.

La clameur montait dans les rues, avait repoussé le bouchon dont nous nous plaisions à croire qu’au sens propre nous le sabrerions tandis que les connards en costards perdraient leurs mots, bredouillants (enfin révélés inaptes à la parole!) Muets imbéciles devant l’évidence de leur bide transpercé avant qu’il n’ait pu exploser leurs chemises trop cintrées pour leur appétit démesuré. Lorsqu’elle divaguait il se sentait naviguer sur une mer déchaînée, et croyait ses espoirs fondés, mais elle rétractait la voile d’une remarque moqueuse : mis en perspective le vent n’a jamais semblé souffler si fort.
La machine était en route, presque par hasard, et nous étions les machinistes obéissant à l’impulsion longtemps couvée enfin lancée. Il la trouvait aussi belle que sa voix sèche, mal coiffée, sans doute pas épilée (elle parlait et lui tentait, discrètement (se croyant subtil) de voir sous ses épaules).

On avait encore l’impression de s’amuser. Nous racontions toujours :
en de longues accumulations comptions nos frères : défoncés, putes, arabes, noirs, chômeurs, prolétaires, trans et pédales, tout ceux qui nous semblaient faire partie du peuple marginalisé.
en de longues anaphores dénombrions nos ennemis : politiques, industries, lobbies, policiers, entrepreneurs, les vieux trop bien habillés… Tout ce qui semblait détenir un peu de pouvoir sur nos vies.
et mes inventions de supplices : prendre un god ceinture plus dur qu’une matraque et le fourrer dans le ministre de l’intérieur… À force j’avais un godJusqu’alors je ne me savais pas phallocrate. Ou s’agissait-il seulement de les punirs par là où ils avaient péché ? différent pour chacun. Elle caressait, de sa main secouée comme pour en chasser d’imaginaires gouttes, les mirages de l’adolescent venu la consulter, arborait un sourire ironique qu’un reste d’exaltation chimérique adoucissait.

Je faisais partie d’Os’armes, sans projet politique, notre programme : la destruction. On savait ce qu’on ne voulait pas : une classe dominante définie par sa blancheur et sa classe sociale, qui pontifiait nous oppressait, à mots couverts, nous insultait nous tuait lentement En toute impunité nimbés de leur immuable/arbitraire respectabilité. Le capitalisme et la connivence des élites auto-proclamées, par ailleurs décadente…
Il l’imaginait : sur les pistes de danse déhanchée déchaînée, à présent toujours attirante sous cette enveloppe aussi asséchée que sa voix…n’étant pas la moins perspicace elle se contentait de sourire doucement en étalant le déroulé des évènements.
l’ambiance devenait dystopique
D’autres jouaient les bons élèves, les interlocuteurs…

L’écume de nos journées. Elle s’évaporait sur le sédiment des heures. Car les jours passent trop vite et les heures trop lentement, on en vient vite à se faire chier. Début juillet on commençait à se calmer. On s’était bien promené bien défoulé, on avait mal partout, on n’obtenait rien on en avait marre. Nous avions écrit une centaine de constitutions, beaucoup débattu et élu de nombreux gouvernements de transitions, aussi écrit beaucoup de chansons. Nous avions surtout fait le tour de la question. Et puis…
les affrontements reprirent de plus belle.
à chaque coin de rue des flics qui dévisageaient.
n’importe qui prenait un pavé et brisait une vitrine à toute heure de la journée. (D’où la photo de Mamie Molotov qu’on montre partout : elle était toute gentille, pourtant, elle est devenue comme nous.)
Et un matin, Napopaon démissionna.
Et un matin, nous avions gagné. Il ne leur fallut pas longtemps pour nous la faire à l’envers : nous avions destitué le pouvoir, ils s’en saisirent et le déposèrent aux pieds de leurs leaders. La veille de ce coup d’État, de ce coup de pute, je perdais l’œil gauche et c’est sur un lit d’hôpital que je regrettais la fin de l’insurrection. Je n’espérais pas un orde nouveaux , le désordre que nous avions causé pourrait peut-être… Mais ce jour là il n’y avait rien à voir, c’est au fil des années qui suivirent que je nous vis surtout renoncer.

Au fond, nous étions soulagés, il fallait gouverner, personne ne voulait s’y coller.

Dans un premier temps nos rêves, se réalisaient correctement : assureurs et banques n’avaient plus de personnels, ils se rendaient compte qu’ils valaient mieux que ça… C’était comme si on avait brutalement ouvert les vannes du robinet de nos désirs.
C’est vrai, un instant on a vraiment cru qu’on allait changer le monde. Il vit : les échancrures (au coin) de ses lèvres s’arquerdans un sens,puis dans l’autre.
Mais les enthousiastes de la dernière heure découvraient le monde qu’on leur créait : les multinationales dépouillées et démantelées il fallait fouiller en nous de quoi façonner un nouveau tissu d’organisation, un manteau de solidarité. Et aux législatives de mars 2019, nous nous souvînmes de qui était le peuple : un gros con qui veut assurer sa voiture et rêve du dernier aïephone
de ce slogan (à chanter sur l’air de Jésus revient) : « Tout va, tout va, tout va pour le mieux ! Les multinationales s’occupent de nous! ». Entre le militant et le représentant de commerce : le confort de quelques zéros. Nous devenions quadragénaires pesants sur la société de tout notre poids, et Le bio, la norme pour l’industrie agroalimentaire ; et l’écoresponsabilité pour Monstrentrop©. Et finalement nous travaillons tous au service communication à apprendre et répandre l’inepte sociolecte de nos parents pour avoir de quoi payer le maximenu responsaBBurger.
Entre le militant et le représentant de commerce: alluvions, informelles et informes, un amas immobile dont l’élévation progressive donne l’impression du mouvement. Du limon accumulé en silence, abandon croissant léché par nos consciences pour le polir alors que la tornade est depuis longtemps épuisée ; ce qui reste quand l’écume (nos illusions) s’évapore. Un sédiment de plus en plus solide et dur, à mesure que la mer s’éloigne des montagnes obstruant la vue contre lesquels nos esprits se cognent jamais la pluie ne les amenuise. Ainsi le sable se fait béton et verre, évidemment toujours teintés pour astreindre la vue.

Elle écrase enfin son joint en ricanant, entre les jambes d’un cendrier indien (représentait une divinité de la fertilité dont elle brûlait chaque jour les parties intimes si lisses).

Et c’est pourquoi tu es là, venu me voir et m’entendre. Tu m’écoutes et te dis que : Vous, produirez la rupture qui nous a échappé ? Vous tenez tant à boucler la boucle ?

S’il y a une chose à retenir de mon histoire, une quelconque morale : vous devriez vous taire. Cesser de raconter, cesser de saisir/figer votre action en de morbides images, clinquantes comme les clichés de tes grands-parents, Marianne et Gavroche quand ils n’étaient que Marie-Christine et Gordon. (« Qui parle dilapide ses combats, qui se tait les entretient en soi-même ») Pour déplacer les lignes de pouvoir, il faut d’abord les extraire de son esprit ; tendon après tendon avant d’affronter Typhée, arracher ce qui nous lie pour trouver en soi-même une nouvelle manière de se dresser. Car les paroles et leurs récits, (sont comme la monnaie, en plus ubérisés.) ne servent qu’à celui qui les met en circulation, actionne la manivelle de la presse à billet ; et jamais un diable sur ressort n’en a surgi. (Pardon), j’ai l’air d’en rire;c’est-à-dire qu’il y a déjà longtemps que j’ai installé ma tribu en marge… Il faut cultiver, non son jardin mais leurs égouts. Pour qu’ils n’osent y venir et laissent les parasites que nous sommes, vivre. (en attendant)2068, nous vivons toujours comme des rats. J’ai bon espoir cependant : un certain confort quand nous fouillons les poubelles de la civilisation pour y trouver du sens à lui subvertir.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

*
To prove you're a person (not a spam script), type the security word shown in the picture. Click on the picture to hear an audio file of the word.
Anti-spam image

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.